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Une boule de graisse de yubo surmontée d'une mèche tressée de poils de gingo enflamée illuminait tant bien que mal le visage de l'homin, assis, seul, au fond de la fosse qui abritait les étangs de Fencoomb. Il avait l'air dépité et terriblement triste ... Il avait entendu la voix de ses compagnons partis à sa recherche, mais n'avait pas répondu à leurs appels, il aspirait à cette solitude parfois si salutaire, et ne se sentait plus capable d'affronter son quotidien sans elle à ses cotés ...
Il sorti une petite boîte sphérique de son sac, en extraya des morceaux de gomme verdâtre, en bourra la vieille pipe que son père lui avait léguée, l'alluma et tira dessus à grosses bouffées. Au fur et à mesure que la fumée envahissait ses poumons, il s'enfonça dans ses souvenirs. Il avait toujours vu son père accomplir ce rituel, et s'était senti plus proche de lui quand à son tour il fut en âge de fumer le Psykopla.
Le vent se leva, et le bruissement des feuilles envahit la fosse. Le hurlement lugubre d'un Raspal porté par un courant d'air lui fit penser aux bruits bizarres émis par les Kamis. Les Kamis. Ces démons qui cherchaient à asservir les homins, manipulant les uns pour combattre les autres.
La Goo, ce sont les Kamis ! Et si elle avait été emportée par la Goo ?
Il saisit son épée par la lame, et frappa le sol avec la large poignée garnie de cuir.
Comment cette chasse, pour le moins habituelle, a-t-elle pu prendre une tournure aussi tragique ?
Quand ils virent les deux énormes kinchers arriver vers eux, ils comprirent que leur tour était venu. Tout le monde avait fuit, chacun dans une direction différente, et la plupart d'entre eux avait survécu. Mais au moment du rassemblement, elle n'est pas reparue. Depuis ce jour, il n'avait plus eu de nouvelles d'elle et personne ne fut en mesure de l'aider à retrouver sa trace ... Elle venait de lui annoncer qu'elle avait une nouvelle amitié, ce qui l'avait profondément blessé, mais il avait pu contenir son émotion face à elle. Elle ne lui appartenait pas, et il le savait bien ... Mais il aspirait tant à lui parler, à la tenir dans ses bras encore une fois, que cette disparition lui fît l'effet d'un coup de massue. Ebété, il parcourait les sentiers sans but, des jours durant, à la recherche de celle qui avait emporté son coeur. Après des semaines à fouiller les moindres recoins d'Atys, à questionner tout les voyageurs, il décida de se retirer dans la forêt, et parti, sans un mot pour ses amis, vers les Etangs de Fencoomb ...
Il pleuvait sur lui depuis des jours, mais il n'avait pas bougé, il était resté prostré ainsi, fumant, et se nourrissant des quelques morceaux de gibier qui moisissaient au fond de son sac ...
( ... Deux cycles plus tôt ...)
Au fond du gouffre, Tagghli se relevait à peine, il était en sous vêtements, comme tous ceux avec qui il tentait depuis déjà une semaine de traverser le terrible désert matis, pour atteindre le vortex qui menait à Thesos. Depuis son arrivée sur le continent, il n'aspirait qu'à une chose, découvrir Atys, explorer et rencontrer. Il s'était entrainé au combat des jours entiers et des nuits interminables, sans interruption, afin de préparer son premier grand voyage. Malgré tout, ces zones du nord des Jardins d'Atys restaient très dangereuses pour lui et ses compagnons, et ils avaient pris le parti de voyager nus dans les régions trop mal fréquentées, sachant que tout affrontement était inutile, et ne causerait que l'usure de leurs faibles armures de carapaces ...
Elle apparu devant lui comme l'une de ces princesses matis des histoires que son père lui contait à lui, Sarkeni, Dopia et les fils Allori quand ils étaient enfants ... Tagghli lui fit une révérence des plus courtoises, et se présenta:
-"Bonjour Madame, je me nomme Tagghli, Maître d'armes de la Maison Allori, votre serviteur."
Elle le toisa, l'air hautain et arrogant, puis lui décocha un sourire figé, accompagné d'un "Bonjour Monsieur" des plus glacial.
-"Quelle est cette tenue ? Comment osez vous vous présenter ainsi devant une Dame ?" lui dit elle.
Il rougît, géné de s'être fait surprendre en un si simple appareil.
-"Excusez Madame, je reviens du désert où cette tenue est plus adéquate au déplacement rapide ..."
Il la regarda, puis se lança: " Vous rendez vous à Thésos ? Puis-je vous proposer de vous servir de guide en ces contrées si mal fréquentées ?"
-"Je connais cette région ..." répondit-elle froidement.
Elle le regarda fixement dans les yeux, sembla troublée, puis se reprit:
-"Pourquoi pas ... Je vais effectivement à Thésos. Mais par Jena rhabillez vous ! Vos odeurs corporelles m'insupportent, et je ne tiens pas à avoir votre séant en ligne de mire durant tout mon voyage !"
Tagghli était grand, bien bâti, avait l'oeil foncé et le cheveu ras. Il semblait plaîre aux homines, mais était par trop timide pour oser s'approcher de l'une d'entre elles sans s'empourprer jusqu'au ridicule. Honteux, il enfila immédiatement sa robe de foreur, avant de se confondre à nouveau en excuses.
Son père avait voulu qu'il reçoive la meilleure éducation possible, ce qui, pour un fils de guerrier, lui garantissait l'opportunité de reprendre le flambeau familial des Khasthakka, et devenir à son tour Maître d'Armes de la famille Allori. Il avait donc reçu le même apprentissage que ses amis Maliani et Houtini Allori, savait s'exprimer de façon courtoise sans toutefois s'en être fait une règle de conduite, connaissait les usages avec les Dames, respectait les traditions et la coutume matis, vénérait la Karavan et était dévot de Jena. Il vouait au roi Yrkanis une admiration sans bornes, et avait très mal vécu le règne de Jinovitch et l'avènement des Sokkariens, qu'il considérait comme l'essence même de la décadence du peuple matis. On lui avait enseigné le respect de l'inconnu et la méfiance de l'avenant. Il savait distinguer le bien du mal, et ne portait pas plus les matis que les fyros, les trykers ou les zoraïs dans son coeur. Pour lui tout ca n'était qu'une question d'homin, pas de race. On lui avait toutefois appris tout ce qu'un jeune matis avait à savoir sur la manière dont les fyros avait réveillé le Dragon, sur les traditions d'esclavage des trykers par ses propres ancêtres, sur la Goo et la Maladie du peuple zoraï, et malgré le temps passé, il ne pu jamais complètement se défaire de certains de ces préjugés. Il connaissait aussi les plantes et savait s'orienter, pouvait lire les cartes géographiques, reconnaître les gibiers de valeur et avait appris à subsister en forêt pendant de longues périodes. Mais par dessus tout, Tagghli s'était montré très habile au combat, et il allait manifestement surpasser son maître -son propre père- au maniement des armes lourdes plus rapidement que son père ne l'aurait voulu. En fait, il ne voulait pas s'appliquer à autre chose qu'à l'entraînement à la guerre, et c'est avec grand peine qu'on tentat de lui inculquer quelques notions de forage, discipline qu'il avait vite abandonné, se refusant à creuser des trous "tel un Yubo". Il s'était avéré un piètre magicien, et s'était montré incapable de créer le plus simple des objets. Curieusement, il fût attiré par la poésie, qu'enseignait Dame Itakkha. Il avait toujours pensé que Dame Itakkha était sa mère, mais il n'avait jamais osé lui poser la question, et son père lui avait bien fait comprendre que cette question n'aurait jamais de réponse ... C'est que les règles étaient très strictes dans le clan Allori, et il était impensable que leur Maître d'Armes s'unisse un jour de façon officielle à une poètesse qui avait grandi en pays Fyros, et qui plus est une homine aux racines peu claires, qui devait, selon la rumeur, porter en elle une part de sève mêlée. Il avait en tout cas hérité d'un sens de l'écriture et de la poésie fort apprécié de ses pairs, et devint vite menestrel de la famille Allori, leur contant les histoires de leurs ancêtres, ou s'inspirant des légendes matis les plus anciennes pour divertir ses amis.
Ils partirent vers le désert, ziguezaguant entre les arbres et les troupeaux de créatures. Au fil du chemin, ils se rapprochèrent, se découvrirent. Ils parlaient beaucoup, en marchant, en se reposant. Elle avait compris et adopté la "tenue du désert". Parfois elle le guidait, prenait l'initiative d'un nouvel itinéraire. Parfois c'est elle qui se cachait derrière lui à l'approche d'un Torbak ou d'un Kipesta. Akina, Dame matis entre toutes, était Mage Noire. Elle était assez puissante pour le soutenir et l'aider efficacement au combat, mais même à deux, ils moururent mille fois, par manque d'expérience. Tentative après tentative, ils avaient fini par se lier d'amitié, et Akina lui montrait même parfois une facette de sa personnalité qu'elle semblait vouloir cacher aux autres homins. Il était très flatté d'être devenu son ami, et elle semblait très heureuse de pouvoir partager ces moments difficiles avec un homin qu'elle respectait. Un jour, tandis que Tagghli se reposait, exténué par les nuits de combats et les journées de soleil brûlant, elle parvint à rejoindre Thésos. Quand il apprit la nouvelle par un voyageur qui l'avait croisé dans le désert Fyros, il se jura de la rejoindre au plus vite, quelque soit le prix à payer. Il se mit donc en route, et parvint rapidement à passer le vortex tant convoité, après une course éffrénée à travers le désert de sciure. Quand il la rejoint enfin, elle devint son amante, lui enseignant en cette occasion l'ultime apprentissage de l'homin mâle, celui qui en fait un adulte. Il avait grandi entouré de garçons, et même si on lui avait indiqué comment s'adresser aux dames, il ne savait rien d'elles. Il avait eu l'air d'un jeune réfugié, fraîchement débarqué de Borea, quand elle lui fit comprendre ses intentions, mais il apprit vite à la satisfaire, et ne se lassait pas de leurs étreintes.
( ... )
Farfouillant dans le sac, Houtini en sorti un morceau de viande bleue en putréfaction sur lequel des vers rouges se tortillaient. Une forte odeur de Psykopla accompagnait celle de la viande rance ...
-"Pouah ! Qu'est ce que ca pue !"
Houtini lâcha le sac, et une noix de Cratcha en sorti, roula sur le sol et s'ouvrit en deux, laissant sortir quelques morceaux de gomme verte.
-"Du Bolobi et du Psykopla !?!! Ah ben voilà, je comprends mieux pourquoi il délire ainsi !".
Sarkeni regarda Dopia ramasser les morceaux de Psykopla séché sur le sol, l'air intéressé.
-"Quoi ? C'est très bon le Bolobi ! Je ne vois pas où est le problème !??".
-"Ecoute Dopia, le mage c'est moi, et je te dis que manger du Bolobi a des effets hallucinatoires prononcés ! Et je te parle même pas du Psykopla que tu t'apprètes à avaler !"
Dopia regarda les morceaux de gomme dans la paume de sa main, regarda Sarkeni à nouveau, lui sourit, et avala le tout en une fois.
-"Maliani, tu entends ça ?", dit Dopia en machouillant, "Sarkeni se prend pour un médecin ! Tu es juste bon a soigner les yubos mon pauvre ami !"
-"Dopia tiens ta langue s'il te plait, la dernière fois que tu t'es disputé avec Sarkeni tu t'es retrouvé enraciné et nous avons dû attendre trois jours que tu retrouves conscience ... "
-"En attendant, il est en train de reprendre connaissance", dit Houtini, "on se bouge les gars, il faut qu'on soit rentrés avant la nuit !" .
Houtini, Sarkeni, Dopia et Maliani chargèrent leur ami sur un brancard de fortune, hissèrent péniblement leur pesant fardeau sur leurs épaules, et prirent la route de Davae.
-"Qu'est ce qu'il est lourd ! Quelle brute épaisse ! Dire qu'il s'est mis dans cet état pour une homine !"
-"Pas n'importe quelle homine Sarkeni", dit Maliani, "Akina était vraiment quelqu'un de spécial, et même si je ne la portait pas spécialement dans mon coeur, je dois admettre qu'elle était d'une rare beauté" .
-"Et très puissante ! Elle m'a toujours impressioné avec son sort d'aveuglement !" ajouta Sarkeni.
-"Et puis Tagghli est le plus sensible d'entre nous aussi, même s'il est guerrier, il est aussi poète, il est normal qu'il soit affecté par la perte de son amie" conclut Dopia.
-"Il était tout de même temps que nous le retrouvions, un ou deux jours de plus, et je ne suis pas sûr que le sage eût pu lui octroyer une nouvelle chance. Louée soit la Karavan , nous sommes arrivés a temps !" intervînt Houtini.
La route de Davae était déserte à cette heure tardive, seuls quelques foreurs terminaient leur ouvrage avant de ramasser leurs outils. La journée touchait à sa fin, et les quatre compères étaient fatigués d'avoir parcouru la Poussée et le Jardin Fugace toute la semaine à la recherche de leur ami. Le Grand Astre de la Nuit s'élevait déjà dans le ciel rougeoyant, et Tagghli, un sourire béat au lèvres, à demi conscient, ne pensait qu'à Akina.